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Comportement et psychologie :
L'expérience de Leyens ou la mesure de la soumission à une autorité ordonnant de réaliser des choses absurdes
Vidéo # 2064 en Français () insérée le Vendredi 12 Novembre 2010 à 5h 52m 38s dans la catégorie "Comportement, Psychologie, Propagande, et Manipulation"
Durée : 03 min 34 sec
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Cette vidéo est un extrait d'un reportage de la chaîne française "France 5" sur une expérience menée par l'UCL de Louvain-la-neuve en Octobre 1986 sur la soumission à une autorité qui a un comportement absurde ou qui demande un ordre absurde. C'est "l'expérience de Leyens".
Qu'est-ce que l'expérience de Leyens ?
On doit cette expérience au psychologue Jacques-Philippe Leyens, professeur de psychologie sociale à l’Université catholique de Louvain (UCL de Louvain-la-neuve), en Belgique
Dans cette expérience, on demande à des sujets de recopier des numéros de téléphone pris dans le bottin usuel.
À la fin de chaque heure, l'expérimentateur passe devant chaque sujet pour lui réclamer ses feuilles de recopie, les déchirer, et finalement les jeter à la poubelle, tout cela devant ses yeux. Le sujet voit ainsi le résultat de son travail totalement réduit à néant.
L'expérience vise à mesure jusqu'où les sujets vont-ils se soumettre à cette autorité, leur faisant faire quelque chose d'absurde, et aussi de mesurer la répartition des personnes qui vont exécuter ce travail absurde.
Entretien avec Jacques-Philippe Leyens
réalisé par Arnaud Liégeois en Mai 2006.
Arnaud Liégeois : Pour celles et ceux qui ne connaissent pas vos travaux, comment, en quelques mots, présenteriez-vous vos thématiques de recherches ?
Jacques-Philippe Leyens : Je trouve qu’un des grands privilèges du chercheur est de pouvoir changer de thème lorsqu’il ne se passionne plus pour ce sur quoi il travaille. J’ai peut-être abusé de ce privilège. Mon directeur de thèse étant un psychanalyste, il m’avait demandé de travailler sur le concept psychanalytique d’identification. J’en ai fait une thèse de psychologie sociale sur l’imitation, surtout de comportements agressifs. Immédiatement après, j’ai fait un post doc de deux ans à Madison avec Berkowitz et Ross Parke (un développementaliste intéressé par les aspects sociaux) sur les effets de la violence filmée. J’ai continué après mon retour à Louvain. Comme l’impact de la violence filmée et le fameux « effet armes » semblaient bien établis, j’ai voulu voir ce qui se passait lorsque les spectateurs se décentraient par rapport au contenu immédiatement violent des films. Nous avons mené des expériences au milieu des années 70 avec une technique que l’on qualifierait maintenant d’amorçage. Je n’ai pas saisi les prolongements possibles de cette technique purement utilitaire selon moi, et comme je n’avançais pas théoriquement sur la notion de décentration, je me suis lassé. Il est vrai que plus rien de nouveau n’apparaissait dans la littérature sur l’agression. Donc, avec l’exception d’études avec un doctorant (Abdelwahab Mahjoub) sur les traumatismes de guerre chez les enfants palestiniens, j’ai quitté le domaine de la violence. Dans le même temps, je devais donner des cours de psychologie sociale pendant 3 ans à des étudiants qui feraient tout sauf de la psychologie sociale expérimentale. Je désirais leur enseigner quelque chose qui serait utile quelle que soit leur pratique. J’ai donc commencé à m’intéresser aux théories implicites de personnalité et à la perception sociale. Les psychologues sociaux accusaient leurs sujets de psychologiser, plutôt que de rester sensibles aux situations, et j’ai voulu montrer que c’était peut-être dû à leurs procédures et à leur matériel. Cette idée de psychologisation (confirmation d’hypothèse, biais de sur-attribution, sur-exclusion de l’endogroupe) a notamment mené, grâce à Vincent Yzerbyt et Georges Schadron, à la jugeabilité sociale. Il y était question de stéréotypes, et c’est donc tout naturellement que je me suis ensuite intéressé aux relations entre groupes et, maintenant, à certains aspects du racisme
Arnaud Liégeois : Il est amusant de constater que, pour bon nombre d’étudiants français, vous êtes associé à Milgram car vous avez été sollicité pour un très bon documentaire diffusé par la RTBF consacré aux expériences sur la soumission à l’autorité. Vous y « torturez gentiment », au début du documentaire, de pauvres étudiants incrédules qui vous voient déchirer, devant eux, leur pénible travail de plusieurs heures (recopier des numéros de téléphone) avant d’ajouter un « Continuez, je vous prie, à un rythme plus soutenu ». Cela correspondait à vos recherches à l’époque ou s’agissait-il d’un « montage » pour la télévision ?
Jacques-Philippe Leyens : Pour le public, et la RTBF, les expériences de Milgram ont trait à l’agressivité. C’est donc en tant qu’ « expert » de l’agression qu’ils m’ont demandé d’être leur consultant. Ils voulaient, entre autres choses, que je refasse une expérience de Milgram. Comme je savais que deux sujets de Milgram ont poursuivi avec succès l’Université Yale pour dépression nerveuse suite à l’expérience, j’ai refusé. Selon mes principes éthiques, quelqu’un doit sortir d’une expérience en étant aussi bien voire mieux, que lorsqu’il y est entré. Et je n’étais pas sûr qu’on y arriverait. À la place, j’ai proposé ce qu’on voit et qui m’avait été inspiré par Orne. Dans l’émission, on ne voit qu’un groupe. L’autre était encore beaucoup plus docile. Et, pour moi, le plus intéressant fut le debriefing qui a duré chaque fois deux heures et qui était conduit par un étudiant à la sensibilité remarquable. On a revu les étudiants après l’émission. Je me rappelle notamment un ingénieur qui a dû donner un cours de psychologie sociale à sa famille qui, disait-elle, aurait désobéi après 5 minutes ! Cet ingénieur a été marqué à jamais par sa participation ; l’étudiant à la sensibilité remarquable est devenu un consultant à la renommée internationale et l’étudiante rebelle, qu’on voit debout à certains moments, continue sa carrière (de psychologue) en s’intéressant toujours à la psychologie sociale.
Arnaud Liégeois : Finalement, qu’est-ce qui vous a amené à la psychologie sociale : Simenon ? Asch ?
Jacques-Philippe Leyens : Ni Maigret (je n’aime pas les « vrais » romans de Simenon) ni Asch. Ils sont trop individualistes. À la place, je dirais : mouvement de jeunesse et avoir été pris en stop par Pierre De Visscher en fin de première année à l’université. Pendant les vacances de l’année suivante, j’ai fait un stage dans un centre de psychologie industrielle qu’il dirigeait et c’est lui qui m’a orienté vers le choix d’un mémoire. J’ai lu et j’ai aimé. Cela n’était évidemment qu’un déclic. Ce qui a suivi a été beaucoup plus important. À la limite, Freud, avec sa « Psychologie collective » aura sans doute été plus important d’un point de vue théorique. En effet, le milieu des années 60 correspondait aux premiers « Training Groups » (TG) en Europe. Ces TG se faisaient de manière résidentielle avec une dizaine d’inconnus ne se connaissant pas et qui devaient analyser ce qui se passait dans leur groupe. Le « trainer » aidait à la progression du groupe en intervenant suivant un cadre théorique morénien ou psychanalytique (Bion), par exemple. Je me suis passionné au départ pour ces interventions et j’ai voulu faire le pont entre une psychologie sociale expérimentale et clinique. D’ailleurs, j’ai fait 3 ans de psychanalyse didactique. Résultat des courses, je me suis lassé du flou théorique de la psychanalyse et je me suis rendu compte que la position de « trainer » était somme doute très narcissique. J’ai donc abandonné à jamais l’aspect clinique. Je ne l’ai jamais regretté, ce qui ne signifie que le pont dont je rêvais n’en mérite pas la peine.
Arnaud Liégeois : Et comment en êtes-vous venu à cette étude récente de l’infrahumanisation ? Pouvez-vous d’ailleurs nous en dire quelques mots ?
Jacques-Philippe Leyens : Merci pour la question. J’aime bien l’histoire des débuts parce qu’elle mêle théorie et anecdote. Notre laboratoire et celui de Bernard Rimé venaient d’être reconnus comme pôles d’excellence en Belgique et nous avions obtenu un subside important pour étudier les émotions et relations inter-groupes. Les émotions étaient la spécialité des gens de Bernard et nous nous chargions des relations inter-groupes. Évidemment, l’idéal était de faire confluer les deux intérêts. À la même époque, travaillant sur la jugeabilité sociale, Georges Schadron, Vincent Yzerbyt et moi avions été séduits par l’idée d’essence proposée par Medin et d’essentialisation des groupes suggérée par Rothbart. Je jouais mentalement avec l’idée d’essence lorsque m’est venue l’idée que l’essence la plus générale possible était l’essence humaine et qu’en raison de l’ethnocentrisme presque universel, les endogroupes devaient considérer qu’ils avaient une essence davantage humaine que les exogroupes. Maintenant se posait la question de savoir comment mesurer celle-ci. Une idée m’est venue que j’ai immédiatement testé. Il devait faire bon à Louvain-La-Neuve parce que je l’ai fait sur les terrasses de café. En prenant un verre avec des amis, je leur posais la question : « Selon toi, quelles sont les caractéristiques typiquement humaines ? ». Après quelques terrasses et verres, j’étais tellement abasourdi que, dans le premier cours qui suivait, j’ai demandé à des étudiants de lister dans l’ordre les caractéristiques uniquement humaines. Dans les jours qui ont suivi, je partais à l’université de La Laguna à Tenerife où je travaillais avec Armando Rodriguez. On a posé la même question aux étudiants. Un consensus pareil est difficilement imaginable. Tout le monde nous disait : intelligence, suivie de sentiment ou langage. Étant donné la collaboration sur les émotions avec Bernard Rimé, il était normal de choisir de travailler sur les sentiments, par opposition aux émotions qui n’avaient jamais été citées si ce n’est parfois en fin de liste. En outre, alors que la théorie de justification du système (que je déteste) n’avait pas encore été formulée, j’avais l’intuition que l’infra-humanisation par les sentiments marcherait aussi bien avec des groupes de bas que de haut statut.
Après quelques pré-tests, on pouvait commencer les recherches et on a eu la chance que, dès le départ, nos prédictions se sont trouvées vérifiées. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de problèmes. J’en cite seulement deux. La distinction entre sentiments et émotions est propre aux langues latines. Comment nous faire comprendre des autres ? C’est Paula Niedenthal qui nous a donné les termes d’émotions secondaires versus primaires. Mes collègues américains et plusieurs lecteurs-experts ont insisté pour qu’on parle de déshumanisation plutôt que d’infra-humanisation. Les Américains risquaient de ne pas comprendre ce dernier mot ! J’ai tenu bon parce que nos recherches ne voulaient pas montrer que les endogroupes bestialisaient ou réifiaient les autres mais les considéraient comme un peu moins humains qu’eux. C’est dommage que je n’ai pas eu une telle idée plus tôt dans ma carrière parce que le phénomène est extrêmement robuste, il passionne les gens et beaucoup de laboratoires en Europe, aux États-Unis et en Australie travaillent sur le sujet. Les cafés de Louvain-La-Neuve sont aussi un phénomène robuste. Aussi loin que je m’en souvienne, les meilleures idées de recherches que mes doctorants et moi avons eues ont toujours été trouvées en dehors de nos bureaux !
Arnaud Liégeois : Pouvez-vous nous citer quatre dates, lieux, événements, personnes ou écrits qui ont influencé, empêché, modifié ou facilité, bref qui ont marqué votre enseignement et/ou vos recherches ? Bien évidemment nous vous demandons ensuite de bien vouloir quelque peu détailler ces quatre éléments.
Jacques-Philippe Leyens : Dans l’ordre à peu près chronologique : le post doc aux États-Unis, l’Association européenne de psychologie sociale expérimentale en général et Tajfel en tout particulier, le changement d’un recteur d’université, et, enfin, Susan Fiske.
Le post doc de 1969 à 1971 a été une découverte merveilleuse sur tous les plans : humain, culturel, professionnel. C’étaient les années Vietnam et invasion du Cambodge, avec rébellion sur les campus et les gardes nationaux à Madison. Il n’y avait aucun tabou. Absolument tout se discutait entre gens de toutes nationalités, couleurs, et religions. Les rapports entre professeurs et doctorants étaient constants et au niveau de la psychologie sociale, je découvrais tout : littérature, laboratoires équipés, programmes informatiques, et surtout des gens qui démolissaient systématiquement (et constructivement) n’importe quelle idée de recherche. Le tout m’a beaucoup influencé dans ma carrière d’enseignant au retour à Louvain-La-Neuve. J’ai été par exemple le premier à garder ouverte la porte de mon bureau. On n’hésitait pas à transformer un séminaire en atelier de recherches en se réunissant le soir et, parfois, le week-end. D’autre part, Berkowitz m’avait donné de l’argent de sa bourse avec Parke ainsi qu’une machine à délivrer des chocs électriques qui n’a jamais servi !
J’ai participé à la première école d’été de l’EAESP (European association of experimental social psychology) en 1967. J’en ai gardé un bon souvenir, mais pas extraordinaire. Imaginez qu’il y avait là des personnes comme Zajonc, Kelley, Zimbardo ou Jaspars, mais c’était trop tôt pour l’ignare que j’étais. J’aurai au moins, et comme la plupart des participants d’ailleurs, appris que l’ANOVA à plusieurs variables pouvait se calculer et servir à préciser ses hypothèses. C’est vraiment Henri Tajfel qui m’a mis le pied à l’étrier ainsi qu’à celui de qui allait devenir un ami, Jean-Paul Codol. Henri était « moody ». Il pouvait détester aussi fort qu’il aimait. J’ai eu la chance qu’il m’avait à la bonne. Son enthousiasme était contagieux, au point que l’on pouvait friser l’inconscience. C’est ainsi qu’il m’a « imposé » comme éditeur de l’European Journal of Social Psychology. Parce que j’étais un francophone parlant l’anglais, il présupposait que je pourrais recevoir les articles « normaux » et en attirer d’autres du Sud. J’ai aussi eu la chance de participer aux General meetings dès le début, quand l’organisateur était capable d’inviter tout le monde chez lui. Cela a été l’occasion de bien apprendre à connaître les gens, et même de lier amitié avec certains. Ce réseau et ces liens ont été capitaux dans ma vie professionnelle. Donc, un conseil aux jeunes : investissez dans l’EAESP.
Le changement de recteur (président d’université). Quand j’ai été nommé à l’université, il n’y avait rien. Donc, le soir après 18 heures, on transformait mon bureau en laboratoire et, puisque mes collègues m’empêchaient d’avoir accès à des étudiants qui n’étaient pas des « cobayes » (dixit un éthologue), on faisait venir des miliciens par camions entiers et on les rétribuait en bières payées par l’argent américain. Ou l’on travaillait sur le terrain. C’est le « on » qui est important. Ce « on » comprenait des étudiants faisant leur mémoire et un seul doctorant payé par l’Université et chargé également d’assistance à l’enseignement. Pour avoir d’autres doctorants et lancer véritablement le laboratoire, il eut fallu disposer de mandats du FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique). Or, quand un mandat était recommandé, le recteur le donnait à une autre discipline. Ce Monseigneur (prêtre donc) n’aimait pas la psychologie en général et moi en particulier. Malheureusement il estimait avoir été nommé à vie. Donc, pendant longtemps, j’ai travaillé uniquement avec des doctorants étrangers qui avaient une bourse de leur pays d’origine. Ils étaient excellents (par exemple : Leoncio Camino, José Marques, Maria Monteiro, Dario Paez et Jorge Vala) mais partaient après leur doctorat et il était impossible de construire un vrai laboratoire. Il a fallu attendre l’arrivée d’un véritable scientifique comme recteur pour que les choses changent.
J’ai connu Susan Fiske pendant une année sabbatique à l’université du Massachusetts. J’ai suivi son séminaire de cognition sociale et l’amitié est née. Ce qu’avait fait pour moi Henri Tajfel en Europe, elle l’a fait aux États-Unis. Elle m’a fait connaître des gens, des sociétés savantes ; bref, elle m’a inséré dans un réseau. Son influence intellectuelle a aussi été indéniable. Nous avons écrit des chapitres ensemble, mais (presque) jamais collaboré dans nos recherches et nos intérêts précis sont différents. À la place, nous n’avons pas arrêté d’échanger des « idées ». Quand l’interlocuteur a la hauteur de vue de Susan Fiske, vous êtes gagnant à tous les coups ! Si j’avais connu Susan à Madison, ma trajectoire aurait probablement été différente. J’ai dit tout ce que m’a apporté l’EAESP grâce à Tajfel, mais il faut avouer que très longtemps cette association sera pauvre. Elle organisera donc peu de rencontres, contrairement à ce qui se fait actuellement. De plus, ces rencontres rares se devaient d’être générales si bien que si vous en veniez à bien connaître les gens, les intérêts de recherches ne coïncidaient pas nécessairement. Enfin, les Américains qui avaient fondé l’EAESP étaient interdits lors des réunions pour faciliter l’identité sociale positive. Je suis donc resté assez isolé pendant un certain nombre d’années. Je crois que le boulot d’un patron de thèse doit notamment consister à encourager ses étudiants à participer à des colloques, à les faire rencontrer des gens, à les faire aller à l’étranger dans des laboratoires qui peuvent apporter un éclairage additionnel, etc.
Arnaud Liégeois : Dans votre manuel de psychologie sociale (1979) vous exprimez avec force votre accord avec Kelman (1967) concernant l’utilisation du mensonge et « cet engrenage routinier de le tromperie » (p. 179). Dans la seconde édition du manuel (Leyens et Yzerbyt, 1997) la citation de Kelman et la référence à la tromperie ont disparu. Est-ce à dire qu’en une vingtaine d’années la formation des étudiants a tellement changé ? À moins que ce ne soit la discipline ?
Jacques-Philippe Leyens : Je pourrais répondre que la grosseur de la seconde édition était telle que nous n’avons (malheureusement ?) pas inclus un chapitre sur l’éthique. Il est vrai, maintenant, qu’il faut situer la réponse. La formation des étudiants a évolué et y est peut-être pour quelque chose. Il est davantage probable que notre décision a été influencée inconsciemment par l’état de la discipline. Quand j’ai écrit la première version, j’étais encore sous l’influence de la « vieille » psychologie sociale d’avant la crise cognitive et le choc de la Guerre du Vietnam. C’est vrai qu’avant les années 70, certains imaginaient que la valeur d’une recherche se mesurait à l’énormité de la duperie qui l’avait rendue possible. Si j’avais à écrire aujourd’hui un chapitre sur l’éthique, je soulignerais certainement le problème de la duperie mais ne reprendrais plus la citation alarmiste de Kelman. En fait, je trouve que beaucoup de recherches actuelles sont complètement aseptisées. On répond à un questionnaire, on tape sur un clavier d’ordinateur, on est enfermé dans un scanner. Je regrette les expériences à la Festinger ou à la Schachter qui étaient des monuments de mise en scène et qui mesuraient des comportements. Mais ceci est une autre question.
Arnaud Liégeois : Dans un entretien accordé à la revue roumaine Psihologia Sociala (1998) vous insistez sur la double composante du métier de chercheur : détective et avocat. Pour des lecteurs francophones, pourriez-vous, s’il vous plaît, revenir sur cette distinction que vous faîtes ?
Jacques-Philippe Leyens : C’est une comparaison que j’ai empruntée à Susan Fiske. C’est vrai qu’au stade des hypothèses et de leur mise à l’épreuve, nous sommes des détectives, des enquêteurs (comme « Les Experts » de la TV). Plutôt qu’un crime, il y a toute la littérature et les événements du monde quotidien. Quand nous voulons en expliquer une petite partie, mettre quelques faits en relation, nous avons besoin de plusieurs pistes (théoriques). Ensuite, on doit confronter ces pistes, les mettre à l’épreuve pour ne pas condamner un innocent (accepter une hypothèse fausse) ou relâcher un coupable (rejeter une hypothèse vraie). Cette partie est extrêmement créative. Les gens qui ont des pistes originales ne sont pas légion. La vérification de ces pistes exige énormément d’ingéniosité sinon on peut être sûr que l’assassin courra toujours. On m’a parlé d’un chercheur qui avait abandonné la psychologie sociale expérimentale parce qu’il n’était jamais parvenu à produire un effet de dissonance cognitive ; en fait, il était incapable de « persuader tout en ne persuadant pas ». Donc, plutôt que des enquêteurs fonctionnaires qui recopient les travaux des autres, il faut des Hercule Poirot ! Une fois le coupable sous verrou, il faut « vendre votre marchandise », persuader le jury de sa culpabilité. C’est ici qu’intervient l’avocat. C’est moins affaire de création que d’apprentissage. On apprend ce qu’il faut écrire dans un article et comment le faire. Les « patrons », les collègues et les experts lecteurs servent à cela. On est enquêteur et on devient avocat mais cela ne veut pas dire que le dernier n’est pas important. Faites le tour des noms connus ; ils le sont parce qu’ils sont d’excellents avocats et certains sont tellement remarquables qu’on en oublie qu’ils sont en fait ce que j’appelle des fonctionnaires.
Arnaud Liégeois : À propos de francophonie, vous avez participé sur le forum de psychologie-sociale.org à une discussion intitulée « La langue anglophone est-elle le nouveau latin ? ». Et (de manière provocatrice ?) vous avez commencé votre texte en écrivant : « La question du français comme véhicule scientifique (même en philosophie !), c’est comme la publicité pour le tabac. Une cause perdue d’avance, et plus vite on s’en apercevra, mieux on avancera ». Vous êtes professeur dans une université francophone dans un pays possédant trois langues officielles et les séminaires de recherche de votre laboratoire à l’université catholique de Louvain-La-Neuve ont souvent lieu dans une quatrième langue… N’est-ce pas difficile de concilier tout cela ?
Jacques-Philippe Leyens : Je crois justement que c’est la petitesse du pays et ses différentes langues qui facilitent l’acceptation d’apprendre des langues étrangères. Regardez les Flamands qui s’identifient à leur langue plutôt qu’à la Belgique ; ils connaissent tous l’anglais. Celui-ci est d’ailleurs notre esperanto dans beaucoup de réunions entre Flamands et Francophones. Et comme, en plus, l’anglais s’est imposé comme langue scientifique… Les doctorants étrangers qui viennent chez nous apprennent et le français et l’anglais. Ils y parviennent tout en terminant leur doctorat dans les temps. C’est donc possible. Même savoureux !
Arnaud Liégeois : Solomon Asch semble être un chercheur dont les travaux vous ont marqué. En 1998, dans la RIPS, vous interrogez son esprit : « Solomon, qu’as-tu fait à la psychologie sociale ? ». En 1999, avec Olivier Corneille, vous revenez sur cette psychologie sociale de Asch « not as social as you may think ». Pourquoi cet intérêt pour Asch ? S’agit-il, pour vous, de corriger une incompréhension (« Souvent en toute innocence, les psychologues sociaux suivirent Asch plutôt que Lewin. Tout un temps ils ignorèrent le groupe », 1998, p. 10) ou de dénoncer un « cognitivisme individualiste » (ibid.) ambiant ?
Jacques-Philippe Leyens : J’adore Asch. Ses expériences, dont les résultats n’ont pas besoin de statistiques, sont un modèle de simplicité et bien les présenter aux étudiants est une garantie de succès. J’aimais tellement ces expériences princeps, que tout psychologue social connaît, que j’ai été choqué du peu de fois que Asch était cité par les psychologues sociaux dits cognitifs. J’ai commencé à lire tout Asch que j’ai trouvé un théoricien très différent de celui auquel je m’attendais et que prédisait son fameux manuel. Les cognitivistes avaient encore davantage de raisons de faire référence à lui. Grâce à Susan Fiske, j’ai ensuite participé à un colloque à SESP (Society of Experimental Social Psychology). Apparemment le message est passé puisque quelqu’un est venu me dire que Asch lui avait confié qu’il ne se considérait pas un psychologue social mais un psychologue de l’humain. Olivier Corneille et moi avons remanié la présentation pour en faire l’article que vous citez. C’est vrai que j’ai insisté pour égratigner au passage le « cognitivisme individualiste ». Trop souvent, le recours à des techniques complexes, des résultats amusants, et la proposition de modèles sophistiqués sont pris pour de véritables progrès. Asch est mort il n’y a pas longtemps et était encore plus sévère que moi à la fin de sa vie. C’est toute la psychologie sociale qui le décevait !
Arnaud Liégeois : Autrefois, en France, les sujets d’examen n’étaient pas posés sous forme de question mais sous forme d’affirmation ou d’expression. Ce fut un peu le fil conducteur de cet entretien, mais permettez-nous pour finir de vous soumettre un sujet : « l’état actuel de la psychologie sociale ».
Jacques-Philippe Leyens : C’est une question difficile. On peut ne pas vouloir y répondre, mais impossible de ne pas avoir une idée, qu’elle soit bonne ou non. Je vais essayer d’éviter le piège de l’hyper-subjectivisme et de ne considérer la psychologie sociale qu’à partir des recherches qui me passionnent personnellement. Je me rappelle un petit ouvrage édité par Fraisse intitulé Psychologie de demain (Paris, PUF) ; les auteurs détaillaient ce qu’ils avaient chacun fait hier. Cela dit, ce ne sera jamais qu’un point de vue subjectif. La psychologie sociale, à l’instar d’autres disciplines sans doute, est comme la mer. Elle monte et elle descend. Il y a eu des « hauts » remarquables dans les années 50 et 60 avec des gens comme Festinger, Schachter, Zajonc, Tajfel et Bandura. Il y a eu aussi des bas. Avec la crise des années 70, à laquelle Kelman et surtout Gergen ont contribué, certains psychologues sociaux ont voulu prendre les habits de psychologues cognitifs sans en avoir les connaissances et l’envergure. Je n’ai jamais rien trouvé de plus ennuyeux que les articles du groupe de « person memory » dominé notamment par Wyer. Le fameux Ned Jones était de cet avis et attribuait le succès de cette ligne de recherches au fait que ces auteurs étaient parvenus à se faire nommer éditeurs de différentes revues importantes. Heureusement, à côté de ceux qui ne parvenaient qu’à singer les « vrais » travaux de cognition, il y a eu de vrais créateurs comme Nisbett et Ross. C’étaient de véritables cognitivistes inspirés par Tversky, mais ils étaient tout à fait originaux en s’attaquant à des problèmes de la vie quotidienne et en faisant explicitement l’exercice d’interpréter ceux-ci uniquement de manière cognitive. Si je devais citer les dernières recherches qui m’ont le plus impressionné, je citerais celles de Steele sur la menace du stéréotype et celles de Bargh sur l’automaticité. Elles ne datent pas d’aujourd’hui, mais d’une dizaine d’années.
Je n’ai donc toujours pas répondu à votre question, peut-être parce que je crois que, comme dans les années 70, on se trouve à un tournant. L’élément positif est qu’il y a une diversité de courants qui se sont imposés. Des personnes comme Marilynn Brewer et Susan Fiske ont contribué à l’inter-continentalisation des idées tajfeliennes sur les relations inter-groupes. Les études sur le racisme sont à la mode et celles sur la menace du stéréotype en sont un bon exemple. Il y en a trop d’autres pour les citer. La motivation est revenue en force avec des gens comme Kruglanski (« need for closure ») et Higgins (« prévention et promotion »). Le dernier dirige un important centre de « Science de la motivation » dans une école de commerce, et le premier co-préside un méga-centre inter-universitaire d’études sur le terrorisme. Ces deux centres illustrent une autre caractéristique de la situation actuelle. Historiquement, les psychologues sociaux avaient abandonné une série de leurs spécialités aux gens travaillant dans les écoles de commerce ; je pense à la théorie des jeux, à la résolution des conflits, aux groupes entendus à la De Visscher. Maintenant, il y a non seulement réappropriation mais ajout. Il suffit de penser à toutes les recherches sur la justice, et notamment sur la justice procédurale. Une quatrième caractéristique est la mode soudaine et que je ne m’explique que comme une réaction affective au cognitivisme des études sur les émotions. Je ne citerai pas de noms pour ne pas en oublier mais la France et la Belgique sont bien représentées dans ce domaine. Même dans les écoles de commerce, on se demande si la prédiction d’une émotion n’aura pas des effets sur la négociation. Je tiens à spécifier que les recherches sur l’infra-humanisation ne participent pas de courant ; j’ignore tout des émotions et nous ne les utilisons que comme moyen de mesure. Enfin, le cognitivisme pur et dur a continué à se développer ; ce n’est plus celui, naïf, de la « person memory » si bien que les recherches commencent maintenant à être publiées dans des revues de psychologie cognitive expérimentale. Je ne trouve pas ça plus mal parce que j’hésite à considérer certaines d’entre-elles comme de la psychologie sociale, et que nous n’avons déjà pas beaucoup de bonnes revues. Ce ne sont pas les stimuli utilisés mais les questions posées qui font la discipline. Enfin, il y a les débuts de la neuropsychologie sociale ; je n’en dirai pas plus mais cela m’amène au deuxième point de ma réflexion. Si le foisonnement de recherches dans des champs différents me semble un bon signe, j’ai malgré tout un regret. Je trouve que l’enthousiasme pour de nouvelles techniques sophistiquées l’emporte sur la profondeur du contenu. C’est flagrant dans le cas de la neuropsychologie sociale mais on n’en est encore qu’au début, indulgence donc. C’est vrai aussi des techniques subliminales d’amorçage ou de l’IAT pour ne prendre qu’un exemple. Beaucoup d’expériences sont menées à grand renfort de programmes informatiques ou d’équipements médicaux. Elles sont belles, mais au sens où Arielle Domsbale est belle (!!). Une fois le maquillage enlevé, il ne reste pas grand-chose. Le malheur est que beaucoup de sources de financement, en Belgique dans tous les cas, sont sensibles à ce cosmétique. Je disais donc que la situation actuelle me semblait à un tournant parce qu’il faudra attendre que l’enthousiasme naïf pour la nouveauté laisse la place à une réflexion davantage originale sur le quoi plutôt que sur le comment.
Évidemment, il y aurait moyen de répondre tout différemment à votre question et de porter un jugement sur la présence et la qualité des recherches en psychologie sociale dans les différents pays et sur divers continents. C’est un point de vue auquel je suis très sensible. Mon investissement dans l’EAESP avait, notamment, pour but le développement européen de la psychologie sociale. Au début des années 70, en Europe, quelques très belles recherches avaient été conduites par Deconchy sur l’orthodoxie religieuse, Faucheux et Moscovici sur l’influence minoritaire, Flament sur les réseaux de communication et la théorie des graphes, Mulder sur le pouvoir, et Tajfel sur l’accentuation et les groupes minimaux. Certains « centres » existaient (Bristol, Leuven, Mannheim) et certains produisaient de la qualité. À part cela, c’était le désert. Il n’y avait que les États-Unis. Je ne vais pas commenter les étapes, j’ai déjà évoqué mon retour à Louvain-Leuven, mais en venir directement à la situation actuelle qui est drastiquement différente. Considérons seulement le Sud-Ouest de l’Europe. Le Portugal est un cas à part. S’il n’y avait rien avant, c’était à cause de la dictature. Maintenant, grâce à l’intelligence enthousiaste de quelques personnes, c’est un véritable terreau et l’actuel éditeur principal de EJSP travaille à Lisbonne.
En France, il suffit de regarder votre site psychologie-sociale.org pour comprendre que la mentalité a totalement changé. De même, en Espagne et en Italie, il y a des centres qui sont fantastiques. Bien sûr, on n’en est pas encore au niveau des Néerlandais et des Allemands, mais il faut sans doute attendre qu’une génération se décide finalement à prendre sa retraite. Je vous avais dit que Tajfel m’avait proposé comme éditeur de EJSP afin d’attirer des articles du Sud, ce que j’ai essayé de faire mais sans le moindre succès. Je m’en plaignais un jour ouvertement quand un jeune chercheur est venu me trouver en disant que je n’obtiendrais jamais un article d’un académique. Comme je demandais pourquoi, il m’a répondu qu’un « professeur cathédratique » ne court pas la malchance de recevoir des commentaires pour une révision, et certainement pas pour un refus ! J’avais compris… d’autant plus que, comme appât, j’avais demandé à certains directeurs de laboratoire de servir de lecteurs-experts et que j’avais vite abandonné quand je recevais toujours le même commentaire tenant en trois mots : « c’est bon ». Quand tout est toujours bon pour certains (surtout si leur nom est cité), cela ne peut forcément pas être excellent, et l’amélioration est impossible ! Ce que je dis des « Latins », j’espère qu’on pourra le dire bientôt des pays de l’Est. Donc, du point de vue situation actuelle de la renommée européenne de la psychologie sociale, je suis extrêmement optimiste. Et les choses peuvent bouger vite. Je donne un dernier exemple. Si, dans les années soixante, il y avait une poignée d’excellents psychologues sociaux aux Pays-Bas, on a soudainement eu un silence radio complet qui a duré certainement 15 ans. Et du jour au lendemain, on a assisté non pas à un changement mais à une explosion ! C’est une question de volonté, donc de gens, et de moyens.
Arnaud Liégeois : Merci beaucoup pour vos réponses.
Source : http://www.psychologie-sociale.eu/?p=291 ().
Une vidéo étonnante, qui en dit long sur la psychologie de l'humanoïde intellectuel erronément appelé homme. À voir absolument ! Un must.
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